Killian Norowa, l'ombre sous la Lune

Killian Norowa descendait lentement les escaliers de marbre, frôlant la rampe de sa main droite, les yeux rivés sur l’homme qui attendait devant la grande porte, au milieu d’une flaque d’eau. Cela allait faire deux ans qu’il ne l’avait vu, deux ans pendant lesquels Killian avait continué d’endurcir son corps, affiner ses techniques de combats, à mains nues comme à l’épée, persévérant sur la voie qu’il s’était choisi, refusant de connaître une nouvelle fois la douleur de voir périr ses proches sous ses yeux sans qu’il ne puisse rien faire, mais surtout il désirait se venger du vampire qu’il tenait pour responsable. En descendant les dernières marches, il observa son visiteur avec attention, une étincelle dans le regard lorsqu’il eut reconnu.

L’homme qui venait lui rendre visite avait gagné une cicatrice sur la joue gauche, ses cheveux commençaient à blanchir avec l’âge mais le plus marquant était sans doute l’absence de son bras gauche, sans doute disparu au cours d’une confrontation avec un vampire. Pour le reste il était le même homme d’un mètre quatre-vingt au visage froid et sévère, à peine plus souriant qu’une gargouille figée dans la plus hideuse des grimaces, qui le regardait, plongeant son regard bleu glacé dans l’océan de noirceur en proie à la tempête, emprisonnée dans les yeux du jeune homme. Killian ne l’avait jamais aimé, ce chasseur et ami de son père du nom de Vlad, peut-être à cause de l’entraînement qu’il lui avait fait subir depuis l’âge de ses sept ans, peut-être pour l’avoir abandonné avec un simple poignard dans l’antre d’un level-E où il avait presque failli mourir et en était ressorti victorieux sans savoir comment il était venu à bout de son adversaire. Mais, quelle que soit la raison de sa présence, Killian avait changé et ne ressentait plus cette peur anormale, se désir de se jeter sur ce maître et lui arracher le cœur de ses mains, un souhait qu’il ne s’était jamais véritablement expliqué. Il mesurait désormais un mètre soixante-douze, ses fins cheveux bruns tombaient aux épaules, lorsqu'ils n'étaient pas retenus par un catogan dégageant ses oreilles et encadrant son visage au nez fin, aux pommettes hautes, et aux lèvres légèrement rosées, encadrées par deux fossettes à leurs commissures lorsqu'il souriait. Toutefois l'on avait parfois l'impression qu'une vieille colère se reflétait dans ses yeux marrons, lui donnant alors l'air cruel, froid ou, simplement, effrayant. Il avait également fini par acquérir une musculature fine et puissante, semblable à celle d’un félin, faisant du corps frêle qui avait longtemps était le sien un lointain souvenir.

« Maître Vlad. » dit Killian en posant le pied sur la dernière marche, laissant pendre sa main gauche le long de son corps, prêt à se saisir du poignard qu’il gardait en permanence sur lui, sous sa veste.
« J’ai appris que tu comptais rejoindre l’académie Cross.
« Que voulez-vous, maître ? » rétorqua froidement Killian, ne supportant pas de se retrouver en présence de  son ancien maître qui ne sembla pas relever son impolitesse même s’il était difficile de dire ce qu’il pensait tant il avait naturellement un air mal luné.
« Te rappeler qui tu es et pourquoi tu existes.
« Je ne suis pas un chien qui se jette sur les os selon votre bon vouloir !
« Mais tu abois comme tel ! » lui répondit avec un sourire malaisant Vlad.
« Si c’est la seule raison de votre présence, partez.
« Tu ne pourras pas toujours fuir. Mais tu as raison, je n’étais pas ici pour te dire ce que tu devais faire… Il est réapparu en Europe il y a deux mois.
« Où ?
« Dans la Forêt Noire, en Allemagne. J’ai rapidement perdu sa trace.
« Merci de cette… Nouvelle, maître. » répondit Killian avec une discrète grimace alors que son maître sortait déjà, repartant affronter le mauvais temps, le laissant là où il s’était arrêté, les yeux perdus dans le vague alors qu’il se remémorait le jour honni où sa vie avait basculé.

Dix ans plus tôt

Cela avait été une journée ordinaire au sein de la famille des Norowa, faîte du quotidien le plus commun qui soit. Killian avait terminé ses leçons et descendait à la cuisine pour dîner quand il entendit un bruit de vaisselle brisée et le hurlement de sa mère qui s’interrompit brusquement. Le jeune enfant de sept ans termina de descendre l’escalier en bois, prenant soin à ce que les marches ne grincent pas, longea les murs jusqu’à la porte de la cuisine où il risqua un œil avant de se plaquer contre le mur, une main devant sa bouche pour étouffer un cri d’effroi lorsqu’il vit les yeux rouges du vampire et ses crocs sanguinolents. Killian était resté de longues secondes immobiles, effrayé, puis il s’était mis à courir vers le salon, ouvrant la porte d’une poussée, continuant sa course jusqu’à la cheminée où il décrocha un fusil de chasse. Il se retourna juste à temps pour mettre en joue le vampire et tirer mais le plomb ne l’arrêta pas et la dernière chose dont il eut conscience fut de voler vers un mur et de perdre connaissance en se disant qu’il aurait mieux fait de le faire voler au loin, lui. A son réveil, il était dans un lit, éprouvant des difficultés à se souvenir de ce qui lui était arrivé. Il revoyait les yeux rouges du vampire, le corps de sa mère étendue au sol. S’il cherchait plus loin de son passé, de nombreux souvenirs lui semblaient flous et il y avait cet homme, ce Vlad qui lui disait que sa mère était morte. Pour une raison que l’enfant ne comprenait pas cela avait l’air de surprendre grandement l’homme qui s’était mis à marmonner entre ses dents « Une sang pur assassiné… Comment ? Pourquoi ? » avant  de s’arrêter pour regarder le garçon avec surprise : voilà qu’un gamin, le fils d’une sang pur et d’un chasseur, lui demandait de lui apprendre à se battre. Vlad ne se demanda même pas si le risque en valait la peine, l’enfant pourrait bien être ce qu’il avait toujours cherché et qui lui avait valu d’être pris pour un fou par nombre de ses pairs alors il accepta, regrettant plus tard que l’enfant n’ait conscience de sa vraie nature mais trouvant là le moyen de prouver, à sa manière, que vampire et humain pouvait coexister, même s’il hésitait à qualifier de vampire l’aberration qu’était Killian.

Lorsqu’il rouvrit les yeux, Killian esquissa un sourire sans bonté en murmurant « non, ce n’était pas pour venger mes parents mais uniquement pour moi. Les morts se moquent de la vengeance. » et il remonta dans sa chambre récupérer ses bagages, l’épée qu’il avait choisi comme arme contre les vampires et son manteau en coton huilé noir dont il se vêtit avant de quitter le vieux manoir et prendre la route de l’académie Cross, bientôt il obtiendrait des réponses sur ce qu’il était, sur cette maladie qui, au fond de lui, il le savait, n’était autre que les traits d’un vampire, le rongeait, l’attirait dans un monde de ténèbres. Jamais pourtant il n’avait admis l’idée d’être l’une de ses créatures. Il se répétait être humain, se convainquant que son maître l’aurait exterminé s’il était l’une de ces bêtes hideuses et magnifiques, que ces comprimés qu’il prenait depuis si longtemps n’était qu’un calmant pour un esprit perturbé par les horreurs d’une nuit. Le mensonge était plus simple que l’effrayante vérité, que l’idée d’être de la même espèce que l’assassin de sa mère.

Cette partie de l’histoire, Killian l’ignora longtemps. Ce n’était quelques lignes dans une longue vie, une poussière de temps dans l’éternité mais cela marqua sa vie.

Tout avait commencé au sein des quartiers de la guilde des chasseurs, lorsque l’un de ses membres avaient reçu pour mission d’exécuter un vampire que l’on disait responsable de la mort de trois chasseurs. Une mission qui n’avait rien d’exceptionnelle ; ce n’était qu’une chasse de plus avec un nouveau trophée à la clé. Pourtant, tout le long de sa traversée en train du pays, Yuri Crow avait l’impression que cette affaire était plus que ce qu’on n’avait bien voulue lui dire. Un simple vampire n’aurait pas dû mobiliser quatre chasseurs, les trois chasseurs étant morts séparément. Et puis il y avait cette aura meurtrière que dégageait le groupe, quelque chose qui lui donnait l’impression d’être en présence de deux lions qui se disputaient le commandement du clan. Décidément, il n’était pas fait pour apprécier la compagnie des autres chasseurs ; à vrai dire il ne supportait guère la compagnie des vivants, elle l’ennuyait.

Yuri finit par se désintéresser de la dispute qui animait les deux chasseurs et observa le paysage défiler par la fenêtre du train. Il n’y avait presque pas d’arbres, seulement des plaines balayées par la pluie et le vent, aucun endroit pour se dissimuler, s’abriter et, dans cette lumière grise de fin du jour se dessinait les contours d’un village qui était en principe leur destination. Il en était là dans sa contemplation d’une nature qui ne l’intéressait pas plus que le reste lorsque le train rentra en gare, s’arrêta dans un grincement et que ses trois compagnons se dirigèrent vers les portes de la voiture. Yuri poussa un soupir puis il leur emboîta le pas, refermant les pans de son long manteau pour dissimuler l’épée qui l’avait accompagnée depuis sa première chasse. Une fois dehors il frissonna en sentant une goutte de pluie tombée dans son col et descendre le long de son dos puis il monta dans le taxi qui les conduisit jusqu’au village, essayant d’oublier le verbiage incessant et sans intérêt du seul chasseur qu’il acceptait de qualifier d’ami, Vlad Archer ; un idiot idéaliste et rêveur, toujours à inventer une nouvelle folie pour mettre un terme à la guerre contre les vampires mais quelqu’un sur qui il savait pouvoir compter.

Sans qu’il s’en rende compte, ils étaient arrivés à l’extrémité sud du village et le taxi s’arrêtait sur le bas-côté pour les laisser descendre avant de repartir vers la ville, soulevant des gerbes d’eau boueuse derrière lui, sans chercher à savoir ce que les quatre hommes venaient faire ici en pleine nuit. Lorsqu’il se fut éloigné, la traque débuta et les chasseurs s’élancèrent dans le village, guettant le moindre signe de présence d’un vampire, se séparant pour couvrir le plus de terrain possible.

Au douzième coup de minuit, Yuri entendit des coups de feu résonner à travers la brume épaisse qui s’était lentement installée mais il ne sut pas immédiatement dire d’où il venait aussi attendit-il quelques secondes, les yeux mis clos, guettant un nouveau signe, mais il n’entendait plus rien et il reprit sa marche, continuant vers le centre du village et l’église, sifflant un air dont il ne parvenait à se rappeler le nom, surveillant du coin de l’œil le level E qui le suivait en bondissant de toit en toit sans faire mine de l’attaquer. Il était désormais sur une place circulaire aux pavés humides et disjoints, la pluie s’était remise à tomber de plus belle et tout autour de lui des vampires se déplaçaient en cercle, se rapprochant lentement. « Voilà un joyeux piège ! » pensa Yuri en dégainant son épée, ralentissant sa respiration, calmant les battements de son cœur jusqu’à ce qu’il ne perçoive plus que les bruits des créatures. L’une d’elle s’élança vers lui, le chargeant sur le côté droit et tout en pivotant sur lui-même, Yuri prit à deux mains le pommeau de son épée, plaçant la lame à la verticale et trancha un premier vampire au niveau du torse avant de décapiter un deuxième, ouvrir en deux de bas en haut un troisième et enfoncer dix centimètres d’acier dans l’orbite d’un quatrième, alors que Vlad arrivait par l’ouest, tirant de ses deux pistolets, hurlant quelque chose en direction de son ami mais, entre les grognements et la pluie, celui-ci ne parvenait pas à l’entendre. Ce n’est que lorsque le dernier level E tomba en poussière qu’il aperçut les explosions qui parcourait le village.

« Les autres vont avoir besoin d’aide. Viens ! » cria Vlad en repartant par là où il était venu en courant, suivi par Yuri.
« Ils l’ont trouvé ?
« Oui. C’est au moins un noble.
« Une mission tranquille hein ?
« C’est pour cela que l’on est quatre !
« Mouai… Je ne pensai pas mourir dans un village pourrie. » grommela Yuri avant de retomber dans le silence, se figeant en voyant les deux autres chasseurs braquaient leurs armes sur une femme en robe blanche, à la peau blanche comme la neige et au corps digne d’une déesse, recroquevillée sur le sol, une main sur son flanc où elle avait été touché. Et, sans avoir conscience de ses actes, Yuri s’élança en avant et transperça l’un des deux chasseurs de part en part. Sa victime s’effondra sur le sol, un air empreint de stupeur peint sur le visage, semblable à celui de ses compagnons et de la vampire et alors il réalisa ce qu’il avait fait. Désormais il ne pouvait plus reculer, si quelqu’un parlait il serait traqué, s’il abandonnait l’étrange sentiment qui l’inondait alors, sans laisser le temps au deuxième chasseur de réagir, il le décapita puis, jetant un bref regard en direction de Vlad qui ne bougeait pas et se contentait de rire à quelques mètres de lui, il attrapa le bras de la vampire et l’obligea à courir vers le sud, ne s’arrêtant que lorsque le village fut loin derrière eux pour reprendre son souffle et essayer de trouver une solution au problème qu’il venait de se créer.

« Pourquoi ? » demanda la jeune femme, du moins en apparence, alors qu’ils marchaient le long de la route.
« Il n’y avait pas de raison. Pas plus qu’il n’y en a à la course du soleil et de la lune. » répondit Yuri en levant les yeux au ciel, admirant le croissant de l’astre lunaire, avant d’esquisser un sourire et de regarder longuement celle qui aurait due être son ennemie, qui aurait due périr cette nuit et il trouva une première raison à son acte, elle ressemblait étrangement à cette grande sœur qu’il avait perdu de vue depuis ses onze ans mais, il n’y avait pas que cela. Pour la première fois en trente ans de chasse, il se sentait vivant ailleurs qu’au milieu des cadavres.
« Tu seras traqué.
« Sans doute.
« N’as-tu pas peur de la vengeance de tes frères ?
« Non, pas plus que je n’ai peur de vous.
« Vous êtes étrange.
« Ce monde n’est que l’immense pièce d’un marionnettiste aveugle où se mêle tragédie et comédie, amitié et haine, fidélité et trahison. » répondit Yuri en lui adressant un léger sourire en se disant qu’il était bien idiot pour éprouver la moindre affection pour un ennemi.
« Que comptez-vous faire à présent ?
« Prendre ma retraite et oublier cette guerre. Je ne ferai que prendre quelques années d’avance sur mes projets. Vous êtes libre.
« Puis-je connaître votre nom, chasseur ?
« Yuri Crow.
« Shin Kishi.
« Une noble n’est-ce pas ?
« Une sang pur. Pourquoi riez-vous ? » demanda Shin, surprise de voir le chasseur ricaner.
« Parce que ce n’est pas un nom de sang pur de ce que je sais.
« Ce n’est pas mon vrai nom, il est vrai.
« Libre à vous de garder vos secrets. » murmura Yuri en s’écartant de la route pour laisser passer une voiture, en profitant pour jeter un regard derrière lui et se demander combien de temps Vlad lui accorderait.

Jamais Yuri ne quitta celle dont il avait pour seul nom un mensonge, incapable de renoncer à cet amour proche de la vénération qu’il lui portait, acceptant de devoir se cacher de ses anciens compagnons comme des vampires si cela lui permettait de rester auprès de sa compagne qui avait fini par céder à son jeu de séduction quelque peu enfantin qui avait duré une année. Après plusieurs saisons de paix, ils eurent un enfant, croisement honteux aux yeux de la société, entre un vampire et un chasseur, mais à cette époque cela n’avait guère d’importance tant leur joie était grande mais moins d’un mois après la naissance de Killian, Shin retrouva Yuri sous une armoire du manoir où ils avaient fini par s’installer. Il avait la plupart des os brisé et lorsque Shin le trouva il refusa de devenir un vampire, préférant mourir que de renoncer à ce qui restait de son existence de chasseur ; la seule chose qu’il lui demanda fut de prévenir Vlad si un jour elle avait besoin d’aide, celui-ci le lui ayant garanti dans les rares échanges qu’ils avaient pu avoir depuis sa trahison.

Ainsi disparut Yuri Crow, ancien chasseur, traitre à la guilde, qui rêvait autrefois de tomber sous le nombre et qui, finalement, rendit l’âme sous une étagère.